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mardi 24 novembre 2015

Discours de chien de Lak Bena



LE CHIEN

Un soir d’hiver, la veille de Noël, un homme entra dans une boucherie à Aubervilliers. A Aubervilliers, Saint-Ouen, Asnières ou ailleurs, le lieu n’a pas d’importance. Avant de franchir le seuil, il attacha son chien, un golden-retriever, au pied de la rôtissoire. Le poulet tournait, dégageant une odeur sensible à plusieurs mètres. Le jus coulait et la langue du chien pendait. 



- Mon Dieu ! pensa l’animal. Toutes les histoires passées, présentes et à venir se réduisent à une pièce à deux types de personnages, ceux qui mangent la viande et ceux qui la reniflent. Je me demande où va le monde. J’espère au moins que le patron ne va pas tarder.

Le type ressortit enfin avec un gros panier. Il détacha le chien et s’éloigna. 

- Je suis sûr que ce sera comme d’habitude, reprit le chien, poursuivant le cours de ses pensées… Il mangera la chair tendre et me jettera les os, pour accompagner ces inénarrables boules puantes nommées croquettes, sous prétexte que j’en raffole. Quand il me voit insister sur un os, il croit que je fais durer le plaisir. J’ai tant de fois essayé de lui faire comprendre que c’est faux mais je n’ai pas trouvé les mots qui font mouche. Là, il y a légitimité de mordre. Mais la diplomatie est préférable, je l’amènerai petit à petit à entendre raison. J’avoue toutefois que c’est difficile parce qu’il n’écoute pas ! Il prétend que je répète toujours la même expression et qu’il n’y a aucune variété dans mes propos. Il appelle ça aboiement. Tu parles d’un sens de discernement ! Mais, faut pas perdre espoir, il finira bien par accéder à la richesse de mon langage.

Il se peut aussi qu’il fasse la sourde oreille, l’enfoiré ! Mais, c’est quand même le patron. Ce n’est pas bon de taper sur son patron…

D’ailleurs, pas plus loin qu’hier, je l’ai entendu dire : « Le seul défi qui vaille pour un être humain est de ne pas se comporter comme un chien méchant ! ». Autrement dit, ne pas restituer la violence qu’on a subie est un challenge ! Si, lui, il arrive à penser comme ça, que dire de moi !
Quelquefois, il exagère. Ainsi, en me donnant le nonos, il se vantera auprès de ses congénères qu’il traite bien son chien … Ensuite, il va me caresser la fourrure en disant « il est gentil, le chienchien ! » … Vraiment, je n’aime pas la mauvaise foi… Je crois que je vais le mordre un peu… Là, il y a nécessité de mordre. Qu’en dis-tu compère ? On le mord ? Juste un petit coup… Meu non… Je suis un vrai chien moi ! Avec des principes… je ne suis pas un chien de fusil ou un chien de faïence… Il ne sera jamais dit que j’ai failli au principe de la fidélité. D’autre part, on est foutu de m’accuser de rage quand je n’aime pas la noyade !

En tout cas, il ne faut rien tenter aujourd’hui. Mon horoscope n’y est pas favorable. Il y est dit : la conjoncture vous invite à composer pour ne pas vous attirer des ennuis. En fait, mon horoscope dit toujours la même chose mot pour mot ! Chaque jour, la conjoncture invite à composer… perpétuellement. Je ne le manque jamais, dans l’espoir qu’un jour il dise autre chose !

Et puis, ce qui m’horripile le plus, ce sont les paroles insipides. J’en entends tout le temps… « Comme il caille, ce matin… »… C’est normal, n’est-ce pas la saison… Ou alors : « Tiens, la fenêtre de chez Fernando est ouverte. Pourtant, il n’est plus là »… Une autre voix insipide de répondre : « C’est le vent qui l’a ouverte. Fernando est maintenant à la Courneuve ! ». Cette voix de crécelle est de Pascale. Je l’ai reconnue à l’odeur de son caniche. Cette lavette me provoque toujours à la bagarre. Il jappe et s’agite comme un possédé. Il ose parce qu’il sait que je ne m’en prends pas aux lavettes ! Voyez-vous tout ce que je peux endurer toute la sainte journée !

Parfois, il joue à l’intello ! Là je parle du patron. Il essaie de trouver des jeux de mots à partir du mot « lunule ». S’il m’avait écouté attentivement, il aurait encaissé la formule désespérante en l’espèce… Mon horizon étriqué par la force des choses ne me permet pas d’en voir de meilleure : dans un système cosmique à deux sphères, quand l’une est lune, l’autre est nulle !
La journée se termine. Demain est un autre jour.

Demain, le patron croyant avoir fait grand bien avec son os, il escomptera de la reconnaissance…. Alors dira-t-il… on la lève la papatte ? On la ramène la baballe ? Là aussi, il croit que ça me fait plaisir. Et il la jettera aussi loin qu’il pourra pour être sûr de me fatiguer… Là, il y obligation de mordre.

De la retenue mon vieux ! La sagesse la plus élémentaire commande de ne pas banaliser les options de dernier recours. Et puis, ce n’est pas mon tour de parole. Le jour où ce sera le cas, je le sentirai par instinct. En outre, signe qui ne trompe pas, mon zodiaque fera entendre un autre son de cloche.

Ainsi va la vie de chien… de prise de conscience en prise de conscience, de lâcher prise en lâcher prise… jusqu’au grand lâcher de chiens.
« Finalement, y a pas mieux loti sur terre que le chien errant… sans feu ni lieu mais sans foi ni loi… pardon, là je parle chien. Je traduis donc : il est à la rue mais il n’a ni dieu ni maître !

Lak BENA

Le 23 aout 2014