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dimanche 5 mars 2023

Plumes inventives


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Emeraude secrète


Roman de Céline Roumégoux et Saliha Ragad
Evidence Editions
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"O Salto", roman (extrait) de Jean-Paul Gremillet

 O Salto

(Le Saut en portugais)



Quand elle sentait qu’elle ne pouvait plus mettre ses pas dans les pas de son oncle, que les silex du chemin l’emportaient sur ses semelles, elle n’avait qu’une envie, s’assoir sur le talus, laisser pendre ses jambes douloureuses dans le vide.

En bas, dans le dédale des rochers mauves, le torrent n’hésitait pas et montrait sa révolte, de temps à autres un remous comme un éclair, sous la lueur minérale de la lune glacée.

Se laisser glisser lentement dans la ravine. Fermer les yeux, profiter de cette caresse bienvenue sur le tapis de graviers et de mousses. Voir si son destin l’emporterait sur la fatigue par le hasard d’une touffe de genêts.

« Albina, ne t’assied pas. Avance ! Allez, viens ! »

Son oncle Pedro s’était retourné pour l’attendre et l’encourager. Alors elle serrait les dents et reprenait le chemin sans dire un mot.

Ils étaient cinq sur ce sentier étroit, au-dessus des gorges, à travers quelques maigres pâturages rendus à l’hiver, transformés en tourbières, avec comme seul horizon, de la pierre ébréchée, fendue par le gel, formant progressivement l’arête du sommet, le bout du monde, sans doute pas le bout de leur périple car elle le savait, ils basculeraient dans une heure peut-être, ou deux, de l’autre côté du monde mais marcheraient encore, marcheraient jusqu’à l’aube.



Elle s’était remise dans la trace de son oncle.

Devant celui-ci avançait Joaquim, l’ami de toujours, et un peu plus haut, Mateus, collé au passeur. Les deux jeunes gens décidaient, toujours d’accord, sans se parler. Ainsi leur stratégie était d’attendre Albina et de l’encourager en restant près d’elle, car il fallait progresser en silence, mais aussi de laisser du mou au vieil homme à l’avant pour lui faire croire qu’il grimpait encore bien pour son âge. Etait-il dupe ? Il se retournait souvent pour s’étonner de son avance.

Le passeur, pour sa part, maintenait un rythme régulier, pressé d’en finir et de toucher son dû. C’était un individu massif, vêtu chaudement d’une veste fourrée, en peau de mouton, avec des bottes en cuir brut et une casquette à oreilles qui balbutiaient dans le vent, comme celle des lièvres au moment des amours.

Parfois le canon du fusil qu’il portait en travers du dos renvoyait un éclat bref qui rayait l’obscurité.

En se rapprochant de la crête, au petit matin, ils furent aspirés par des voiles de brouillard et à cette altitude, les rafales de grêle étaient de plus en plus denses et crépitaient sur les quelques indices qui servaient de sentier.

    Dans son village de lumière on ne connaissait ni la neige, ni le grésil. Elle décida qu’il s’agissait de poussière de lune, cette grande dame ingrate. Elle marchait comme une automate et n’aurait pu dire où commençait son corps et où il finissait.

Cette pénitence digne d’un chemin de croix que le prêtre de sa paroisse aurait apprécié lors de la Semaine Sainte---mais Albina n’avait grandi ni dans le sacrifice ni dans la foi--- dura encore plus d’une heure, sur des pentes de plus en plus raides et verglacées et elle dû sacrifier à cette épreuve le reste de sa force intérieure pour rester collée aux deux jeunes gens devant elle, s’accrochant parfois à des arbustes ou des rochers. Parfois son oncle se retournait pour vérifier si elle tenait le coup, conscient que cette épreuve était terrible pour une gamine. Mais celle-ci avait une volonté de granit.

Enfin arrivé sur la crête étroite, le passeur se retourna, attendit pour les réunir. Sur ce promontoire, dans un brouillard épais comme le flan au maïs que préparait sa grand’mère chaque dimanche pour toute la famille, Albina comprit que l’homme indiquait une borne, que lui seul pouvait situer. A cinq mètres de cette balise dérisoire, eux ne voyaient rien, ni le ciel, ni la terre.

«Frantzia… Francia…França…France…» dit-il le bras tendu vers les lambeaux de brume qui s’effilochaient à grand vitesse en contrebas sur l’autre versant, malmenés par le vent tranchant comme un rasoir qui semblait découper le peu de paysage visible.

Albina le vit alors de plus près et constata que son visage à lui aussi était buriné de fatigue et que sa moustache était gelée.

Il mena le groupe cinquante mètres plus bas, jusqu’à une bergerie perdue sous les hêtres, dans un champ de fougères géantes.



A l’intérieur, soudain protégés des bourrasques impitoyables, ils crurent ressentir un peu de chaleur malgré l’absence d’animaux, sans doute le fait du sol tapissé de fougères, du foin et des ballots de paille stockés là, sans doute aussi à cause de l’odeur encore âcre du suint qui nait dans la laine des moutons.

Albina se souvint de son grand-père en train de tondre ses bêtes.

Les brebis se redressaient d'un coup de rein, délivrées de leur lourde toison hivernale pleine de graisse, et rejoignaient, pressées, leurs consoeurs déjà dénudées.

L’homme les invita à se reposer et demanda à être payé. Il s’adressait à Mateus,

le considérant comme le chef du groupe et le seul à parler castillan.

    --Et la nourriture comme convenu ?

    --Je vais revenir dans deux heures vous apporter ce qu’il faut.

    --Et si vous ne revenez pas ?

    --Je vais revenir.

Les deux hommes s’affrontèrent du regard un instant. Mateus quitta sa veste, déboutonna lentement sa chemise sous son gros chandail et sortit les billets d’une pochette brodée qu’il tenait sur sa poitrine, les comptant avec application.

    --Dans deux heures… Vous mangerez... Et je vous indiquerai le chemin » dit le passeur en sortant.

Ils restèrent debout quelques instants à piétiner sur place, se demandant comment ils allaient s’organiser, s’il fallait désigner une sentinelle.

    --Peu probable que les gardes civils patrouillent dans ce secteur avec un tel temps, dit le vieux.

Finalement, les hommes étalèrent de la paille sur la fougère, Albina eut droit au sommet de la meule de foin, Joaquim, plein d’égards, entoura ce nid de ballots superposés pour qu’elle ait droit à son intimité de fille.

     --Un château pour notre princesse, dit son oncle.

Mais personne n’avait plus la force de plaisanter et bientôt les hommes tombèrent comme des troncs, oubliant la faim et le froid.

Albina, au-dessus d’eux ne parvenait pas à faire le vide et une pensée en chassait une autre, des souvenirs surgissaient en rafales, écornés par la multitude des interrogations, toutes venues se mettre à couvert dans ce refuge…

Depuis cinq jours, elle avait quitté une vie qu’elle n’avait qu’effleurée pour une autre dont elle ne savait rien…Mais son père avait fait ce choix pour elle et elle s’en remettait à sa décision malgré sa désespérance.

Epuisée, elle sentait le poids anormal de ses pieds, sans doute gonflés, peut-être gelés, dans ses brodequins qu’elle n’avait pas enlevés et son corps ne parvenait pas à se relâcher.

Soudain elle sentit le filet de sang sur sa cuisse.

C’était la dixième fois maintenant. Elle comptait scrupuleusement les mois. Elle comptait également les jours ainsi que le lui avait appris sa grand’mère et elle s’étonna donc que cette fois son ventre n’en fasse qu’à sa guise.

Deux mètres plus bas, son oncle et Joaquim dormaient profondément, l’un sur le ventre, les bras en croix, mains enfouies sous la paille, l’autre en boule, les genoux au menton, comme un furet. Le vieux était assis, calé contre une auge de pierre, la casquette sur les yeux. Il ronflait. Question d’habitude. Les hommes qui avaient travaillé dans les carrières de marbre à ciel ouvert ne s’allongeait jamais à la pause et choisissaient toujours un support bien dur comme si la peine et le dépassement les avaient fossilisés.

D’une main, elle chiffonna une poignée de foin, s’essuya délicatement d’un geste retenu puis elle déposa une autre poignée d’herbe sèche sur son bas-ventre.

Yeux clos, irradiée de fatigue, elle appelait en vain le sommeil de toutes ses forces mais seuls des souvenir lancinants s’invitaient dans sa niche…

                                              

                                                           Pour son anniversaire, le jour de ses onze ans, son père lui avait fait une immense surprise en lui annonçant qu’il l’emmenait à Lisbonne. Elle ne connaissait pas la capitale. Elle se souvient de sa joie, du sourire de sa mère assise avec ses grands-parents faisant très mal les étonnés.

 C’était la première semaine de mai. Les chapelets de fleurs blanches du laurier embaumaient dans le patio, répandus sur la tonnelle soudain plus étincelante que la statue de la Vierge à Fatima.

Son père avait sorti la vieille moto, une empuse ou un criquet, selon l’angle sous lequel elle regardait cette vénérable mécanique, pensa Albina qui observait souvent ces insectes dans les herbes sèches au fond du jardin qui avaient à se méfier des mantes carnassières.

Tandis que son père en vérifiait tous les segments, elle embrassa sa famille et les voilà sur la route.

Accrochée à sa veste, bien en appui sur les cale-pieds, leur voyage à vitesse réduite était un enchantement. Leur village était déjà loin derrière.



Les paysages d’ocre accueillaient parfois des parcelles vert tendre, des jardins fleuris avant que ne sévisse bientôt les longs mois de l’été sans partage.

Des églises massives, elle ne devinait entre les chênes-lièges écorchés, plantés rigoureusement en quinconce ou parfois derrière un mur de joncs, qu’une tour monumentale, et ici ou là, un reste esquissé de murailles.

Aux confins de ces bourgs, après avoir salué des vieillards assis au frais près des fontaines, elle apercevait des silhouettes lentes et courbées, toutes dessinées pareil, qui allaient à leurs affaires, les travaux des champs, la collecte de l’eau, l’empilage des écorces, la conduite des boeufs placides tirant les charrettes chargés de la verdure du matin. Ces rencontres la réconfortaient. Elle faisait partie de cette immensité brouillée qui entourait sa vie sans qu’elle s’en fût rendus compte jusqu’à l’heure.

Ces scènes fanées par la lenteur et le silence ne la déroutaient pas. Son village aussi était calme et le temps de la joie y paraissait parfois repoussé au profit d’un mutisme collectif devenu la règle. Elle ressentait sans la déchiffrer cette société immuable, le fait d’un seul homme ayant décidé depuis des décades de maintenir la pauvreté et le servage.

Après deux bonnes heures, son père lui indiqua, bras tendu, les premiers faubourgs de la capitale qui cherchaient à dissimuler une certaine improvisation, peut-être même des culs de sacs de précarité. Des maisons basses en cours de chantier, non crépies, des terrasses à terminer, des fenêtres sans bâtis et dans ces rues sans inspiration, les petites gens, des petites entreprises en attente, les bars étroits, des dépôts de matériaux…Et partout des enfants aux pieds nus tapant dans un ballon…

 Puis le long du delta, les grues souveraines, des constructions cossues, un jaillissement d’immeubles blancs, impeccables, entre lesquels, sur de petits lopins encore en friche, au milieu des bétonnières, des bergers faisaient paître quelques bêtes.

Soudain, l’explosion du trafic et le déferlement anarchique des maisons à étages, des églises, des édifices anciens, du haut des collines jusqu’au front de mer.

Son père progressait lentement au milieu d’une myriade de petites voitures anciennes aux couleurs ternes, de motos et fourgons divers, de taxis sombres, aux toits clairs pour qu’on les reconnaisse, tous soumis aux trajectoires molles des énormes tramways jaunes, seules taches de couleur dans cette effervescence triste et disciplinée.

Puis une large avenue avec des statues, le long d’un parc où se promenaient des personnes compassées, d’autres immobiles sur des bancs, prostrées, ne semblant rien attendre et au bout de laquelle gesticulait sous une ombrelle un policier en tenue coloniale, avec un casque blanc de chasseur de brousse.

Etonnée de l’extravagance de ses gestes, Albina constata que tout le monde semblait ignorer cette caricature de l’autorité.

Sur une vaste place aux façades jaunes où la vie semblait calme, son père fit le tour de la colonne où trônait une statue équestre défiant l’océan, longea les arcades au ralenti comme s’il hésitait pour la suite, sans savoir où il allait se garer.

Ces atermoiements ne lui ressemblaient pas.

Quand ils s’arrêtèrent enfin, en descendant de l’engin, elle eut conscience que quelque chose d’important se passait et en suivant le regard bouleversé de son père elle découvrit la tache sur sa robe et l’orvet de sang sur la selle.

Il n’avait mis que quelques secondes à comprendre, la prit par la main et l’entraina vers les arcades…

  --Viens Albina. Ne t’inquiète pas.

Ils entrèrent dans le premier commerce venu, qui se présentait porte ouverte, une pâtisserie traditionnelle. Elle se souvient encore de l’odeur accueillante de cannelle chaude. Un couple était en train de se faire servir. La femme, submergée par sa gourmandise, l’embonpoint mal contenu dans un tailleur chic, hésitait à faire son choix et rejetait avec agacement toutes les suggestions de son mari, lequel n’avait que sa cravate à tripoter pour se donner un peu de constance.

Quand le couple eut payé, la patronne s’approcha en souriant. Son père se découvrit et se pencha pour expliquer rapidement la situation à voix basse. Albina l’observait. Elle savait que comme elle, il était gêné, qu’il puisait dans sa dignité.

A peine étonnée, les expressions du visage immédiatement rassurantes, la femme la prit par le bras et l’entraina dans la partie privée de l’arrière-boutique.

Son père immobile, en retrait dans un coin de la boutique, tournait et retournait sa casquette du bout des doigts espérant que d’autres clients n’allaient pas entrer durant ces instants délicats et lui poser des questions sur l’absence de vendeuse. Qu’aurait-il pu répondre ?

Bientôt les deux femmes réapparurent comme des amies de toujours.

    --Voilà, c’est arrangé. J’ai nettoyé le plus gros sur son vêtement. C’est une grande, maintenant. Choisis un gâteau ma belle, il faut fêter ça.

Albina ne se souvient plus des détails de la conversation. Elle revoit son père acheter des gâteaux à la crème que cette femme dépose avec art dans une boite cartonnée pour bien les caler. Sur le seuil, après de nouveaux remerciements, un sentiment inconnu l’envahit, entre fierté et culpabilité. L’air vif du large pique au visage. Elle se retourne. Sortie sous les arcades, la commerçante leur fait de petits signes de la main.

Ils retrouvent la moto au milieu des véhicules en stationnement.

    --Tu es sûre que tout va bien ? Je peux te laisser un petit moment ? Dans ce cas tu peux m’attendre en te promenant. Ne t’éloigne pas, reste à proximité de la colonne. Je ne vais pas être long.

Des pensionnaires d’une congrégation, leurs rangs encadrées par trois religieuses, un prêtre guidant la troupe, se retrouvaient placées en arc de cercle autour de la colonne. Les petites filles en uniforme, le museau en l’air, leurs nattes agrémentées d’un petit ruban bleu frémissant dans le vent, durent écouter l’apologie du roi-cavalier faite par le curé exalté dont elle ne remarqua que les chaussures larges et bombées comme des plats à barbe.

Albina se félicita d’avoir échappé à ce calvaire grâce à ses parents.

Son père parti, elle fit quelques pas hésitants, baissant les yeux pour vérifier sa robe et se dirigea vers les flots, étonnée depuis la terrasse maritime de découvrir un port peu développé, des marins et des dockers prenant le temps de vivre. Des morutiers jaunes lambinaient, certains quittant le Tage pour l’horizon, d’autres semblant revenir à quai avec fatalisme. Des femmes en jupes longues et tabliers sombres, certaines pieds nus, foulard noir, lourds paniers de poissons en équilibre sur la tête, glissaient en silence vers les points de vente où elles étaient attendues. Leur rapidité donnerait l’avantage à leur revendeur sur les autres crieurs. Chacun sa vie.

La place se terminait par de larges gradins qui se perdaient dans l’eau grise entre deux colonnes. Sur le haut des marches les cireurs de chaussures s’activaient sans une minute de répit. Leurs clients, de beaux messieurs cravatés, en complet-veston, la fine fleur du pouvoir, venus des ministères qui ceignaient la place, semblaient indifférents à cette débauche d’efforts.

Elle observa la scène avec étonnement ne comprenant pas pourquoi des hommes jeunes en étaient arrivés à se tenir aux pieds de certains autres sans que personne ne s’en émeuve.

Elle découvrait un monde plus opaque que ce qu’elle supposait. 

Peut-être en tentant de déchiffrer les situations, en cherchant à leur donner un sens, en redessinant les gens pour leur redonner leur juste place, pourrait-elle mieux comprendre comment allait l’époque.

Dès lors, dans l’instant, elle s’appliquait à recueillir tous les signes qu’elle pouvait. A part son père, personne dans sa famille ou son entourage, n’avait vraiment mesuré son goût pour l’observation et imaginé la force de son attachement aux autres.

Comment bien grandir, trouver son chemin, prendre soin des personnes, sans s’intéresser aux liens qui les unissaient entre elles ? A quels motifs ignorer les dizaines de signes souvent émouvants, toujours significatifs, que portait en elle chaque relation même éphémère ?

Elle restait là, immobile, les bras pendus le long du corps, prise d’un léger vertige.

Un jeune gars, qui lustrait les chaussures avec frénésie sans se soucier de son client, leva vers elle son visage goguenard. Rien ne semblait l’affecter, ni sa posture de crabe, ni sa veste maculée de cirage. Il terminait la séquence, par le lustrage comme il se doit, sans se poser de questions, certain de la beauté de son visage triangulaire aux yeux verts et de l’effet produit par les accroche-cœurs gominés qu’il avait sauvagement agencés sur son front. Boîte à cirage un jour, sardines grillées le lendemain, barbier de rue parfois. Quelques heures…Après quoi, il faudrait vivre, trouver la bonne fortune du jour et rentrer au campement.

Il regarda Albina de ses yeux rieurs et sembla lui adresser un message qu’elle interpréta ainsi, avec le risque de se tromper vu son manque d’expérience :



« Tendre jeune fille, ne t’inquiète que du retard du printemps. Ces gens-là ont vendu leur liberté, c’est eux qu’il faut plaindre, ni toi, ni moi… Tu seras très jolie à seize ans. Reviens me voir si la marée ne m’a pas emporté et je battrai un poulpe pour toi afin de l’attendrir, nous le ferons griller et nous boirons du vin du Douro. »

Il termina son boniment par un clin d’œil, un sourire éclatant, puis fit claquer son chiffon dans le vent, indiquant la fin du service, tendit sa main ouverte vers le client en train d’observer dans la rade les petits cargos dans l’écume, qui sait, peut-être un économiste du régime ou un ministre venu prendre l’air.

Le vertige se transforma en nausée. Elle sentit le malaise qui s’installait, sournois, profond, jouant avec son ventre. Des turbulences nouvelles, douloureuses, s’installaient en elle, l’obligeant à réfléchir autrement.

Elle pressa le pas en direction de la colonne. Pourvu que son père ne tarde pas.

De grands oiseaux de mer que la statue équestre semblait irriter, tournoyaient pleins de colère autour de l’intruse. Sur les hauteurs, du linge battait aux façades du quartier populaire et dans la brume des premières chaleurs, les collines avec leur couronne de châteaux et de chapelles enserraient la ville.

Elle n’attendit pas longtemps. Bientôt elle reconnut le bruit du moteur qui de temps en temps accrochait l’oreille.

Le visage de son père s’illumina sous le casque de cuir.

    --Tu vas bien ? j’ai fait le plus vite que j’aie pu.

Il paraissait pressé.

    --Tu ne souffres pas au moins ? 

Il n’attendait pas les réponses.

    --Allez, grimpe. Ne trainons pas là. Nous allons contourner la ville pour repartir.

    Ils longèrent le front de mer vers l’est où la capitale perdait de sa superbe, les maisons se raréfiant au profit de quelques entrepôts et zones en friches.

Comme à l’aller il attira son attention, bras tendu, sans qu’elle comprenne ce qu’il indiquait précisément. Il ne se rendait pas compte que lorsqu’il roulait aussi vite, cramponnée à l’arrière, collée à ses épaules, elle ne pouvait l’entendre et consacrait son attention à bien faire corps avec la moto. Toute petite, déjà il l’emmenait avec lui pour de courts trajets. Mais là elle sentait qu’il ne s’agissait pas d’une balade habituelle. Elle n’avait qu’une hâte maintenant, le retour à la maison, se laver et se reposer dans sa chambre.

Son père avait dû sentir le poids de sa lassitude entre ses épaules. A la sortie d’un hameau il s’était dirigé vers une fontaine, sous un figuier. Il semblait connaître l’endroit, avait coupé le moteur, extirpé des sacoches le pain et le fromage achetés dans une rue populaire.

    --Tu dois être affamée ?

    --Non, dit-elle, plutôt assoiffée.

    Elle ne parla pas de la fatigue qui la décomposait, personne ne se plaignait jamais dans leur famille, but à satiété l’eau transparente que la coupe de ses mains aux doigts très fins avait du mal à retenir.

   --Tu manges si peu en ce moment…Mais tu vas le ressentir, ton corps va avoir besoin de beaucoup plus maintenant…

    Il revenait pudiquement sur l’événement intime du matin avec une réelle fierté, difficile à dissimuler. Mais aussi le souci affectueux que tout se passe bien pour elle dans l’avenir. Albina était sûre de cela, elle sentait ces ondes d’affection   pudique, bouleversées par l’inquiétude.

Elle se souvint qu’il lui avait découpé de fines lamelles de pain et de fromage posées sur une feuille du figuier qu’elle avait picorées pour lui faire plaisir…

            …Dans le matin froid, roulée en boule dans son trou de paille, elle sentait rôder la faim et le souvenir de ce moment était très précis, les alvéoles de la mie, la croûte ambrée du fromage…

     --Il y aura des fruits cette années, ils sont déjà presque formés et vont attendre le soleil dont ils ont encore besoin, tranquillement.

Elle leva les yeux et se réjouit de voir ces dizaines de petites figues prospérer, commencer à s’arrondir et à virer au mauve, comme des guirlandes d’ampoules lors de la fête paroissiale.

Son père mastiquait calmement et l’avait questionnée entre deux bouchées :

    --Tu as vu ce que je t’ai montré quand nous sommes repartis ?

    -- Papa, je n’ai vu qu’un monument massif avec une élancée vers le ciel et des statues emmêlées sur ses côtés mais plus que tout j’ai regardé les petites pensionnaires en jupes plissées et bérets bleus que j’avais croisées ce matin sur la place et qui avaient beaucoup marché avec les bonnes sœurs et leur prêtre, les pauvres gamines.


LE MONUMENT AUX DÉCOUVERTES (Lisbonne)

  

--Oui…Une fatigue inutile pour un bloc de béton grotesque à la gloire de l’empire et du régime… Une verrue détestée par une grande partie de la population…Non, je voulais te faire remarquer les premières piles du futur pont suspendu. On les devine à peine au-dessus de l’eau. Le plus grand d’Europe selon la propagande du pouvoir qui sait surtout construire la misère…

      Jamais son père ne lui avait tenu de propos si sérieux. Il était de ceux qui pensent que les problèmes appartiennent aux adultes, enfin à certains adultes, et qu’il convient de protéger les enfants des miasmes de l’époque afin de ne pas leur voler leurs années de cétoines dorées.

Et soudain le voilà qui lui racontait le colonialisme et ses excès, les guerres d’indépendance qui ne manqueraient pas d’éclater, selon lui, dans ces pays d’Afrique où l’administration et les autorités militaires s’étaient tout permis et où maintenant iraient combattre des milliers de jeunes gens.

Elle le revoit regardant à la dérobée, ‘à cause des délateurs qui trainaient un peu partout dans les bars et les sacristies’. C’étaient exactement la phrase qu’il avait prononcée. Elle entend comme s’il était présent à ses côtés dans la bergerie, le timbre rauque et haché de sa voix, lui qui d’habitude parlait haut et clair avec parfois des gourmandises de baryton.

C’est à ce moment-là, assise sur la margelle de cette fontaine comme sur la passerelle de son destin, ses doigts à rafraichir dans le bassin riquiqui, qu’il lui avait tressé cette couronne de mots graves et importants, rien que pour elle, la petite princesse de la famille. Elle avait compris dans l’instant qu’en lui expliquant ainsi la réalité il lui confiait une terrible responsabilité, laquelle allait changer dorénavant les fondements de leur relation, celle de lire le monde de la même façon.

Il enleva la béquille de la moto et chuchota avant qu’ils ne s’installent,

    --J’avais pensé…Ce serait bien que tu ne dises rien en rentrant. Tu pourrais l’annoncer à ta mère demain comme si cela était arrivé dans ton sommeil. Les mamans sont très fières de recueillir en premier cette confidence de leurs filles. Tu connais ta mère, elle va t’enlacer, embrasser tes cheveux, lever les bras au ciel et ôter sans s’en rendre compte son tablier qu’elle jettera en boule sur le sol. Puis viendront les conseils, les recommandations et dans l’ordre elle informera ta grand’mère, puis lors d’un moment détourné, les hommes, dont moi, le dernier sans doute car elle pensera que je vais m’inquiéter…Rends-toi compte…cette idée !... Mais tu feras comme tu crois devoir faire.

    Quand il eut démarré la moto, quelques tours de roues hésitants avant de rejoindre l’asphalte, elle avait eu le temps de voir des dizaines de petites perruches retournées à la liberté, tomber des arbres proches, s’abattre sur la fontaine irradiée de couleurs comme les éclats d’un vitrail soudain sorti de la poussière.

C’était un bon présage. Un peu chiffonnée mais portant comme un collier précieux les moments rares de cette journée, elle avait terminé le voyage dans l’excellence.

                                                  

                                                            …Elle venait de s’assoupir quand un fracas de cliquetis et de sabots mit tout le monde en éveil, elle assise, sortant de son rêve merveilleux, les hommes debout, s’interrogeant du regard tout en brossant leurs vêtements pour en enlever la paille.

Le passeur avait tenu sa promesse.

Il entra en trombe dans la bergerie, obligé de se courber car il était encore plus grand le matin que la nuit. Malgré la pénombre, certains détails n’échappèrent pas à Albina, l’immense béret, modelé du sommet du crâne jusqu’à la nuque, couvrant une seule oreille, l’épaisse pelisse et toujours les boucles exagérées à mi-botte. Elle se demanda à quoi pouvait servir ces artifices clinquants à part capter les rayons de lune pour se faire repérer.

L’homme salua Mateus en castillan, par signes fit sortir les deux jeunes gens qui revinrent l’un avec un bidon d’eau, l’autre avec le sac de charge pris sur le cheval.

  --De l’eau potable…pour boire et se laver.

Il ne laissa à personne le droit d’allumer un feu maigrelet entre des pierres noircies, au plus près du bidon d’eau, sur lesquelles il posa une marmite couverte. Puis du menton il invita chacun à récupérer les ustensiles souhaités et leur donna une miche. Dès lors il se mit en retrait et se désintéressa des réfugiés.

Joaquim était une pâte de garçon. A intervalles réguliers il soulevait le couvercle et scrutait la moindre vapeur, le moindre frémissement à la surface de la soupe. Le moment venu, plus ou moins, il proposa de servir chacun tandis que Mateus débitait le pain rassis en petits cubes, avec obstination. Le jeune homme remuait lentement le bouillon où nageaient quelques haricots, des côtes de choux et des couennes de lard.

  --Alors, ça vient ? On meurt de faim camarade !

  Il ne répondit pas, s’efforçant de piéger un maximum de lardons avec un quart bosselé, destiné à Albina.

Cette dernière venait de comprendre le manège…En lui tendant sa ration, la main   de Joaquim trembla un peu. Il n’osa la dévisager. Même affamée, son visage restait celui d’une gentille madone.

  --Vous savez, dit le passeur qui se remettait en scène tandis que les autres   lampaient et mastiquaient—quand mangeraient-ils à nouveau --- vous savez, je sais très bien que ceux qui choisissent de s’écarter de la route directe pour passer par ici sont soit des communistes, soit des réfractaires. Les autres, ceux qui ne fuient que la misère et le silence, ceux-là suivent plutôt la côte et tentent de traverser la rivière. Vous avez bien fait car des centaines s’y sont fracturés une jambe ou tout simplement se sont noyés dans les roseaux… Chaque jour des locaux cupides, parfois les douaniers, récupèrent les dizaines de valises abandonnées dans la vase.

  --Il baragouine quoi ? demanda Pedro

  --Rien. Il reconnait notre courage, dit Mateus.

  Il était sur le point d’en dire plus au passeur mais s’abstint bien que ce fût doux d’entendre parler de ses convictions si loin de chez soi.

  --Ça vous regarde. Ce que vous fait endurer Salazar, d’après ce qu’on raconte, c’est plus votre affaire que la mienne. Moi je suis navarrais et j’ai assez avec Franco et le Général.

    Les deux hommes se toisèrent un instant du regard pour évaluer leur probité respective.

Le passeur lui laissa terminer sa gamelle et proposa de sortir afin de lui donner des précisions pour la suite. Dehors le froid restait vif mais la bise s’était calmée et un soleil laiteux essayait de jouer sa partition.

  --Droit devant. Plein nord jusqu’au gave.

  --Combien de temps ?

  Le passeur ne répondit pas. Bras tendu, il n’accordait pas un regard au portugais et continuait à distiller des informations laconiques.

   --Bois de sapins noirs…Statue d’une Vierge allaitante sur un éperon…

     Statue sur un rocher, pensa Mateus, autant chercher une lueur d’humanité dans l’œil d’un policier politique !

Il faisait pourtant l’effort de scruter la montagne dans la direction que lui indiquait l’autre, en vain, car les poches de brouillard se fripaient un peu mais se dispersaient mal.

Le navarrais, comme perdu dans un rêve topographique, celui de sa jeunesse depuis laquelle il avait forgé son appartenance fanatique à ce territoire, continuait sa litanie destinée, semblait-il, à nourrir sa seule mémoire.

  --Des pierriers avec des éboulis…Un dévers de petits genévriers …Cinq heures…Peut-être six…Faudra vous écarter des fermes…Les gens d’ici n’aiment pas les étrangers…

    --Merci.

  Le cheval piaffait, pressé de redescendre.

  --Agur !... En bas, dîtes que vous venez travailler pour De Gaulle. Vous serez   pris en charge.

   Il fit quelques mètres sur la sente gelée, arrêta le cheval qui dérapait, se retourna, immobile quelques secondes, puis revint vers Mateus.

  --Tu sais, je ne fais pas cela avec tout le monde. C’est la gamine qui m’a ému. Elle est vaillante cette gosse… Ma fille aurait son âge aujourd’hui… Faîtes attention à elle…

  Puis il tourna les talons et récupéra son cheval.




Mateus réintégra la bergerie, s’effaça pour laisser passer Albina qui sortait.

A l’intérieur les hommes torse-nu commençaient à se décrasser.

    --C’est un brave type.

La jeune fille aperçut l’homme et le cheval en contrebas, un timbre-poste dans le gribouillis des fougères.

Peut-être un homme estimable, qui sait, mais loin du compte comparé à son père. Certaine.

Elle ferma les yeux, se demanda à quoi ils étaient occupés là-bas, au village ou dans la maison, lui en particulier, et si en ce moment ils pensaient à eux.

Ses pieds la faisaient moins souffrir. Combien de chemin resterait-il à parcourir depuis ce refuge et pour quelle destination ? Quel saut dans le vide…

Elle remarqua que des boules de neige dévalaient la pente, vers les fonds, la petite coulée d’une famille de perdrix dont elle ne distingua que les becs épais, courts et noirs.

Elle se frictionna le visage et les cuisses avec de la neige fondue.

Le soleil perçait enfin.

Les ravines et les bosquets, les pâturages et les rochers étaient en train de prendre une couleur de vieille rouille.


A suivre...


Jean-Paul Gremillet


N.B. A rapprocher de 2 autres extraits :

Quelques oeillets rouges 

et

L’Ecole des Hauts de Fontinha

dimanche 23 janvier 2022

Je me souviens de Céline Roumégoux

 

Je me souviens


A la manière de Georges Pérec


Je me souviens est un livre de Georges Perec publié en 1978 aux éditions Hachette. C'est un recueil de bribes de souvenirs rassemblés entre janvier 1973 et juin 1977,

 



La petite mercerie de ma mère


Je me souviens des dentelles et des boutons, du galon et des caleçons,

Je me souviens de la petite vitrine de cordes et des lumignons qui l’illuminaient le 8 décembre.

Je me souviens des clientes exigeantes qui dérangeaient tous les rayons.

Je me souviens de la patience de la mercière et de son bon sourire.

Je me souviens de cette petite boutique de quartier qui n’existe plus.

Je me souviens de ce temps où tout le monde connaissait tout le monde et se parlait et se souriait et prenait son temps.

Je me souviens tellement…

 



La mangeuse d’hommes


Je me souviens d’un petit village italien, blotti sur la montagne,

Je me souviens des hommes, des mineurs joyeux.

Je me souviens de leurs rires et de leurs chants, le soir à la veillée.

Je me souviens des airs d’accordéon nostalgiques, des « O bella ciao, bella ciao, bella ciao ciao ciao » et des rides des plus âgés.

Je me souviens de leurs récits tragiques du fond de la mine, des coups de grisou, du dur labeur.

Je me souviens d’eux tous qui ne sont plus là, tous disparus, leur joie envolée, volée par la silicose.

Je me souviens qu’ils s’appelaient Amédéo, Mario, Guido, Antonio…

Je me souviens de leurs tombes dans le petit cimetière de Zorzone et du chagrin de leurs femmes, de leurs filles,

Je me souviens tellement...