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mardi 23 janvier 2018

Quelques oeillets rouges de Jean-Paul Gremillet, nouvelle.



Quelques œillets rouges


     

De longues semaines passeront avant que les grandes marées ne reviennent mais ils sont déjà des centaines à attendre que le fleuve baisse un peu de niveau. Alors, oui, telles les légions de César, on pourra les voir, cassés en deux, se dirigeant vers l’embouchure, en train de racler la vase entre les rochers avec de drôles de petits râteaux grillagés. Les plus chanceux ramasseront un kilo, trois livres au mieux. La palourde se fait rare, rare et petite, et polluée disent certains, de toutes façons, interdite à la vente. Mais elle se vend, aux terrasses des bars chics, le long des quais. Deux euros le kilo. Une misère. Une aumône. Et ils sont trop nombreux, les chanceux des chanceux, à tenter de placer leur récolte, après avoir réussi à déjouer la police maritime. L’administration municipale laisse faire à la demande des propriétaires de bars. En ces temps délicats, il faut attirer le touriste.

Ces jours-ci, ils sont des centaines sans travail, à rechercher quelques heures de manutention dans les chais, une barque à nettoyer... Les vignes sont saturées de journaliers qui triment pour quelques repas et l’embauche tourne en cercle fermé.
Caetano a posé sa veste de toile foncée sur une borne. Lentement il a roulé les manches de sa chemise à carreaux puis réajusté son chapeau. Il est presque dix huit heures, mais le soleil est encore haut et le fleuve ressemble à du plomb liquide.
Il s’en est approché discrètement en louvoyant entre des bâtiments dont la construction est stoppée, évitant les buissons d’épineux et de lauriers-roses. Il connaît chaque tas de parpaings couverts de fleurs d’onagre, la moindre chaîne ou ferraille qui traine au sol.
Le quai en face est noir de monde. Du pont tout proche, ça saute à tout va. Vingt mètres de haut. Des touristes, beaucoup de Japonais, les appareils à bout de bras, pour être au plus près de l’inconscience.

Son fils plongeait, il y a deux ans encore,  et une fois la casquette vidée et le partage fait, il allait boire une bière hors de prix sur le port, suivi par des filles superbes , toujours assoiffées . Aujourd’hui, dans son fauteuil roulant, entre deux assoupissements, il fait des siestes sans limites.

Le pont Luis à Porto
Depuis le drame, sa femme cultive le silence et la lenteur. Avachie dans le vieux canapé râpé, sa vie part en fumée, leurs dernières économies aussi. La maison basse, coincée entre deux entrepôts ne voit jamais le soleil. Un ouvrier du chais voisin lui fait glisser un casier chaque semaine, par une lucarne, le long du mur... Du blanc légèrement ambré. Du haut de gamme, le meilleur, qui ne partira pas en Angleterre...Caetano désapprouve. Mais bon, ces dernières années, les Anglais ont tellement investi dans le vin... La preuve que l’argent circule encore, à portée de main, inaccessible.
Caetano évite de penser à toutes ces dérives. Il a assez à faire avec les toilettes de son fils, la lessive, les repas, même si ces derniers sont réduits à la portion congrue. Dieu est chiche. La morue et les tripes sont désormais des offrandes improbables, bien gardées dans le tabernacle des souvenirs.
Comme ses doigts tremblent un peu, il ouvre avec précautions la vieille boîte de tabac à priser, dans laquelle il a déposé quelques appâts. Rien de plus que des boulettes de pain, mais encore faut-il qu’elles ne soient pas trop sèches et surtout pas trop molles.
Les eaux sont passées du gris irisé à un vert très sombre, avec des remous de fond presque noirs, signe que la marée remonte en aval. C’est maintenant que les dorades peuvent arriver, si elles en ont envie.
Sur le fleuve glissent quelques embarcations, chargées de foudres en chêne pleins de vin. Certaines de ces barques historiques ont été aménagées pour promener des palanquées de touristes. Les propriétaires de ces bateaux font de l’or. A chaque passage, Caetano baisse la tête, se sentant mal à l’aise avec les téléobjectifs.
Dans les moments de répits, il lance sa ligne, recroquevillé, inexistant, à cause de la police maritime.
 Le plus souvent il ne se passe rien. Par périodes, et ses compagnons le confirment, d’improbables poissons fuselés, très laids, la gueule plate et tordue, mordent comme des fous. Poissons sans nom, poissons aux mille insultes, remplis d’arêtes.
Poissons trisomiques. Caetano l’a lu. Quand il a expliqué cela aux autres, ils se sont tapés sur les cuisses à s’en aplatir le velours du pantalon. Dans un premier temps il a ri avec eux par habitude mais ces pauvres garçons ne sont que des marionnettes de quartier. Que savent-ils au juste de la mainmise des nantis, ceux qui tirent les fils de leurs tristes journées ?
Lui, Caetano, fils de Mario, ouvrier carreleur, rappelle avec solennité, que le vingt cinq avril, il y a quarante ans maintenant, au marché aux fleurs de la capitale, dans la foule déboussolée, il a mis un œillet au canon de son fusil, ce que tous, dans son régiment, n’ont pas fait... Aussitôt, sur les bancs qui dominent le fleuve, les rires et les quolibets s’arrêtent d’un coup.

En cette fin d’après-midi, il est seul à pêcher à cet endroit au pied du pont d’où certains gamins continuent à se jeter quand il y a foule. Quand les flots s’assombrissent dans des vapeurs diffuses, trois dorades sont dans son sac, plutôt des belles pièces. 


En face la ville a commencé son festival de lumière. Il va être tard pour écouler le poisson et Caetano n’a nulle envie de rentrer, tant de mauvais constats l’ont assailli au long de la journée. Il décide de quitter la rive gauche en empruntant le pont à double tablier. Les voitures roulent rapidement, scintillantes et silencieuses. Au dessous, comme une flèche, une rame de wagons. Encore plus bas, la surface de l’eau semble inerte comme ces terres anéanties par les étés intraitables.
Il prolonge cette traversée en prenant son temps, conscient du privilège d’être un élément de cette géométrie divine, entre ciel et eau, entre deux terres. Il sait que très vite, il aura honte de son sac humide, jeté sur l’épaule.
Alors il allongera le pas au milieu des flâneurs, au ras des terrasses bondées, entre les femmes qui proposent de petits objets fabriqués à la maison…
Il emprunte des ruelles étroites, pleines de vie et de charme malgré les maisons délaissées et les bazars, grilles baissées. A vendre. A vendre...
Des enfants jouent autour d’une fontaine, sous les ruines d’un porche fleuri. Du linge bariolé bat mollement en travers des rues ou au ras des façades colorées, les voisins s’apostrophent d’un balcon à l’autre. Des chiens jaunes éventrent les sacs poubelles. Ici on a volé les ampoules censées mettre en valeur les mosaïques bleues sur le mur d’une église. Tous les projecteurs sont hors d’usage. Caetano comprend qu’on a arraché certains de ces carrelages de valeur et ça le révulse. 


Il monte des marches de pierre sous une pluie de glycine, pousse le lourd battant d’un immeuble abandonné qui a échappé pour quelques semaines  sans doute, au recensement des services municipaux.
Caetano connaît l’endroit. Il y vient parfois, les soirs de vague à l’âme, quand il ne fait plus le tri dans ses regrets et que ses compagnons de lutte lui semblent si loin.
En haut de l’escalier en marbre, une petite coursive couverte d’une verrière en  très mauvais état, mène à la terrasse entourée de balustres travaillés à l’ancienne. D’ici on voit une grande partie de la ville, les toits du quartier populaire, soudain cramoisis par des braséros sur les terrasses ou au coin des ruelles, un bout de muraille sombre, les églises bleues, le reflet des restaurants sur l’eau du port. Le fleuve tranquille, s’en va vers l’océan, haché par la lueur abusive des lampadaires. Cette avenue sans fin n’a pas plus de charme la nuit que le jour. Des effluves de poussière et de friture montent vers les hauteurs.

« Oh excusez-moi ! Pardon ! Désolée...Je ne pensais pas qu’il y aurait quelqu’un...Vous savez, l’immeuble n’est plus habité. Plusieurs familles sont parties en Angola où on leur a donné du travail et d’autres on ne sait où ... »
Caetano, bien que surpris, se retourne lentement, tout en repoussant du pied son sac de toile, bien heureux de n’avoir pas encore étalé les cartons qui lui servent parfois de matelas.
Il se retrouve un peu gêné face à cette dame volubile qui porte une boîte en fer blanc dans chaque main. Il se tient raide, les bras le long du corps, comme jadis au régiment.
« Je fais des boutures » dit-elle. « Des boutures d’œillets. Vous savez, c’est la fin de l’été maintenant, c’est la bonne période pour reproduire les plantes vivaces. J’ai une attirance particulière pour les œillets, alors je les multiplie... »


Caetano sourit, un peu abasourdi. Cette femme qui dispose ses pots le long du mur, a beaucoup de prestance, avec son petit chignon serré dans une résille. Dans les bas noirs à peine devinés sous la robe foncée qui s’est relevée légèrement quand elle s’est baissée, la jambe est encore bien galbée. Le col de dentelle, petite arabesque blanche, danse dans la pénombre.
« Les œillets rouges surtout...c’est ceux que je préfère » reprend-elle.
Elle pourrait être intimidée par cet homme, imposant et silencieux, mais non, elle parle, elle parle...En s’approchant de la rambarde elle poursuit : «  Mais je ne me suis pas présentée, pardonnez-moi. Albina, je m’appelle Albina. Et vous même ? »
- Caetano. Oui, Caetano Je viens parfois ici pour le coup d’œil et... ».
Elle se penche sur la balustrade et le coupe en indiquant de l’index.
« Regardez, ma maison est juste en dessous. Vous voyez, le toit, là, c’est chez moi. Je n’ai pas de terrasse et les plates bandes avec les plantes, c’est mon petit coin de paradis, mais c’est minuscule. Bien sûr au printemps c’est bien plus fleuri. 
-- Faites attention à vous. Ne vous penchez pas trop »
Elle rit et Caetano constate que son visage à peine fripé est très beau, avec de petites inflexions très gracieuses de la tête.
« Attendez, dit-elle, je reviens...Je reviens » Elle s’éclipse, soudaine, légère.
Caetano tire sur le pan de sa chemise, aplatit son col, déboutonne et reboutonne sa veste, passe sa main dans ses cheveux gris, repousse du pied les poissons à plusieurs mètres. Il maudit sa barbe de trois jours. Son chapeau posé sur la rambarde glisse soudain vers un toit en contrebas. Il ne peut que constater le lent tournoiement, sans autre sentiment particulier.



Parfois dans les relâchements de ce fouillis d’habitations en cascades, on aperçoit des segments brillants du fleuve et on devine l’océan. Quelque part, un bébé pleure, une télévision donne en vrac, des nouvelles du monde. Gaetano est cotonneux. Est-il vraiment de ce monde ? Cette question lui parait stupide quand il voit réapparaître Albina. Cette femme est une virtuose, pense-t-il. D’une main, elle tient deux tabourets minuscules, de l’autre un petit plateau avec deux gâteaux à la crème.
« Mais asseyez-vous, intime-t-elle, et dîtes-moi comment vous les trouvez ...C’est la vraie recette que je tiens de ma mère et ma mère la tenait sans doute de ma grand-mère ».
Elle se redresse, en soupirant : « Ainsi vont les choses. Aujourd’hui on est bien content de faire ses pâtisseries soi-même...et fière, ajoute-t-elle ».
Caetano, malgré son embarras, sent que son tour de parole est arrivé. « Vous pouvez, dit-il, ils sont excellents ».
Alors la conversation prospère, d’abord lentement, par sa faute, puis après quelques banalités de sa part, ils se mettent à échanger comme s’ils se connaissaient depuis toujours.
Elle lui raconte la faïencerie où elle a travaillé de dures années, dés l’âge de treize ans, avant de tout quitter. Elle a peint de sa main certains carreaux qui enluminent la gare fluviale. Elle a appris à des handicapés à décorer avec la bouche.
Caetano se déclare maître carreleur.
« Alors vous avez peut-être posé des faïences que j’ai peintes ? »
- Sans doute, oui, c’est possible » hésite-t-il.
- Vous vous rendez compte, dit–elle, en exultant.  C’est fascinant le hasard, n’est-ce pas ? »
Pour éviter de s’enliser un peu plus, il s’approprie au millimètre les performances professionnelles de son père, dont le souvenir, finalement, lui est plutôt flou.
Elle a bien sûr subi la dictature et ils partagent bien des points de vue à propos de cette sale période. Puis ils commentent les retraites qui baissent, pour ceux qui en ont une, la mise en place de taxes de toutes sortes, le coût infernal des denrées alimentaires, l’arrogance des banques et des fonctionnaires, le bloc des gauches qui ne s’en sort pas et continue à se fissurer.
Caetano est prêt à lui donner les dorades, mais il se ravise, pris à l’hameçon de ses contre-vérités. Elle rompt le charme sans prévenir. D’un bond elle est debout.
« Nous n’avons pas vu passer le temps. Il est tard et il fait frais maintenant. Je vous ai retenu et on doit vous attendre ».
Il se lève lentement, replonge dans sa fixité fragile, mesurant cet instant comme s’il était en équilibre sur l’un de ces nuages rougeoyants.
« Si vous passez par ici, venez me rendre visite, je vous ferai du riz au lait. Je suis toujours là. Les plantes, les chats et les canaris, vous comprenez ... j’ai beaucoup apprécié notre conversation. Rentrez vite, vous allez prendre froid ! »
 Elle se dirige à petits pas décidés vers la véranda.
« Prenez soin de vous. Que Dieu vous accompagne » marmonne –t-il. Sans se retourner elle agite lentement sa main pliée, comme une auréole au dessus de sa tête, soit un acquiescement, soit l’expression d’un doute sérieux quant à la vigilance divine. Caetano perçoit la contradiction sans vraiment y réfléchir, lui même sous l’emprise d’émotions contraires. 



Toutes les diapositives de ce moment béni se chevauchent. Son père, la crème des gâteaux, son chapeau, le bleu magique de la faïence, les œillets, les pauvres qui dorment sur les quais au bord de l’eau.


 Et le cou d’Albina, ce cou très fin dans son écrin de dentelle. Et lui, maintenant, seul sur cette terrasse, soudain empli d’un flux puissant, comme la marée qui s’impose.

Il faudra arroser ces œillets. Ce serait bien qu’ils reprennent.

Alors, fouillant l’obscurité pour retrouver son sac, comme ces athlètes tournoyants qu’on voit sur le petit écran expulser au plus loin un engin bizarre, par trois fois, de toutes ses forces, il lance chaque dorade vers le fleuve, surpris de les voir monter vers le ciel étoilé.



Au bas de la ville apaisée, le Douro dessine d’un trait d’or le destin de chacun.

Jean-Paul Gremillet